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vendredi 21 octobre 2011

Mario Draghi : les soupçons qu'il n'a pas souhaité dissiper

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En préambule d'une audition faisant partie du processus de sa nomination, en Juin 2011, le candidat à la gouvernance de la BCE, Mario Draghi (MD), a déclaré :
Comme contrepartie de son indépendance, la banque centrale européenne doit faire preuve de la plus grande transparence et rendre des comptes.
A t-il compromis ce principe, en relation avec la polémique entourant le truquage des comptes publiques de la Grèce, par la banque d'affaire Goldman Sachs (GS) dont il a été le vice-président de la branche européenne, à partir de 2002? Ceux qui suivent ce dossier savent que cette question est resté en suspend. Nous nous efforçons ici, de mettre en rapport les éléments connus avec deux faits troublants, qui semblent avoir été éludés dans la couverture de ce dossier.

Sa participation dans le montage initial est exclue puisque ce dernier date de 2001. Néanmoins, à supposer qu'il ait eu un rôle de supervision de l'équipe qui l'a négocié et en a assuré le suivi, il aurait failli, en laissant faire, à des obligations déontologiques élémentaires. Le trésor grec, en effet, avait en 2002 pour intermédiaire privilégié (en jargon, lead manager), pour l'émission de sa dette, cette même banque. Un évènement relaté dans un audit de Eurostat en 2010, qui aurait dû attirer l'attention mais qui n'a pas été relevé, est que la maturité prévue dans le montage financier de 2001 a été rallongée en 2005. Or, il ne rejoint la banque d'Italie qu'en 2006.

Il lui a été donné l'occasion de s'expliquer lors d'une audition devant le parlement européen. Ce grand serviteur de l'état a dit être étranger à cette question parce que, n'ayant pas de motivation à inclure le secteur public dans ses relations de travail, lui et son employeur s'en sont arrangés ainsi. C'est une curieuse préférence, et le prétendu accord ne correspond pas au profil du poste figurant dans un communiqué officiel de son employeur, au moment de son embauche. Dans un entretien télévisuel, l'eurodéputé qui s'était impliqué dans le dossier considère que, à l'issue de l'audition, le déficit de confiance restait entier.

Il est étrange que, dans le mois qui précède son audition, la BCE ait bloqué l'accès à des archives contentant des informations sur le marché conclu entre la banque d'affaire et le trésor grec à une agence de presse qui en avait fait la demande par voie juridique. Ici, non plus, aucun média n'a relevé cette coïncidence.

Chronologie

2001 : Un montage financier (swaps de devises) est conclu entre la firme GS et la Grèce, permettant à cette dernière de maquiller ses comptes

2002 : MD prend ses fonctions à GS qui est alors un intermédiraire privilégié (en jargon, lead manager) du trésor grec.

2005 : Le contrat financier conclu en 2001 entre la banque et le trésor grec est renégocié. En particulier, sa maturité est rallongée, d'après un audit ultérieur (2010) de Eurostat.

Janvier 2006 : MD rejoint la banque centrale d'Italie

2010 : La commission européenne enquête sur le maquillage des comptes de la Grèce et Eurostat publie un audit, Methodological Visit Report. La presse relate qu'un directeur de la banque reconnaît que "avec le recul, la transparence n'était pas au rendez vous", et que les documents officiels à produire aux clients souscripteurs d'obligations grecques omettaient de signaler ces transactions, cf ici. Ceci est en violation du code de déontologie régissant les spécialistes en valeur du trésor (SVT), cf ici, pour la France.

Février 2010: Le Monde public Antigone Loudialis [Addy], banquière chez Goldman Sachs et "habilleuse" de dette

Mars 2010 : Simon Johnson (ex FMI, MIT) évoque des doutes sur la nomination de MD, cf ici.
Mai 2011 : J-C Trichet oppose son veto à l’ouverture des archives concernées, dans le cadre d’une procédure judiciaire initiée par Bloomberg. Le prétexte du refus est de ne pas effrayer les marchés. cf ici.

Juin 2011 : MD est interrogé par l’eurodéputé qui s'est impliqué dans son dossier face au comité des affaires économiques et monétaires du parlement européen. La vidéo est ici (à partir de la 2:35mn) et la retranscription officielle est ici. MD, grand serviteur de l'état, dit avoir refusé de travailler avec le secteur public par désintérêt pour ce dernier, au moment de son embauche, en contradiction avec un communiqué officiel de son employeur.

Fin Juin 2011 :  En dépit des doutes qui subsistent (sont renforcés?), 75% des députés avalisent sa nomination. Le vote est décomposé comme suit:  499 (75 %) pour,  72 (11%)  contre, et  89 (14%) se sont abstenus.

Le montage et son suivi

NB : ils est possible de sauter directement à la section suivante sans trop de gêne. La présente section sert seulement de toile de fond.

La transaction qui fait polémique a été réalisé en 2001. Elle était significative à deux niveaux. Premièrement, en commissions, selon Le Monde, elle aurait rapporté plusieurs centaines de millions d'euros. Deuxièmement, la réduction de la dette permise par ce montage, sur la base des clarifications, en 2010, de la banque, a été de 1.6% du produit intérieur brut, soit 3.4 milliards d'euros. Elle avait un caractère sensible (la dissimulation de la dette) comme le reconnaissait un directeur administratif de la banque, interrogé dans le cadre d'une enquête européenne.

Cette banque d'investissement était l'intermédiare privilégié (en jargon, lead manager) du trésor grec en 2002, alors que MD était dans ses fonctions dans la banque en question. Cela signifiait qu'elle placait la dette grecque auprès du marché. Mais pas seulement : le même montage financier, celui qui est mis en cause, a été renégocié de façon significative en 2005, repoussant même les échéances de 2019 à 2037, alors que MD ne prend la direction de la banque d’Italie qu’en Janvier 2006. Cette renégociation s’interprète, de plus, comme un contrat nouveau par Eurostat.
 
Le statut de cette banque, spécialiste en valeur du trésor (SVT), demande vis à vis du gouvernement avec lequel elle traite et les investisseurs auprès desquels elle revend de la dette gouvernementale, une conduite «irréprochable». La responsabilité est donc partagée, entre gouvernement grecque et la banque. Cette dernière a offert la compétence du montage et servi de contrepartie. Il est bien évident que les investisseurs ont été trompés.

En principe, toute personne prenant connaissance de ces agissements, et dont dépend hiérarchiquement la personne ayant réalisé le montage, aurait dû faire son possible pour que la banque mette les faits à la connaissance des investisseurs et, le cas échéant, dédommage les pertes résultant de l’annonce.

Analyse de l'audition

Le député européen Pascal Canfin (PC) engage l'échange comme suit:
En 2003 vous étiez au board, managing director avec la personne Antigone [Addy] qui a mis en place le swap entre la Grèce et Goldman Sachs. Vous aviez donc nécessairement connaissance de cet accord, même si vous n'en étiez pas l'initiateur. Qu'avez vous à nous dire de plus que le rapide communiqué comme quoi vous n'aviez aucun rapport avec cette affaire, ce qui me semble faux.
L'intéressé, dans sa réponse, n'a ni confirmé, ni infirmé qu'il avait connaissance des faits. Du moins explicitement. On comprend qu'il lui aurait été difficile de la nier, à la lecture de la toile de fond qui précède. Ce sentiment est renforcé par la proximité hiérarchique, sous entendue dans la citation ci-dessus, avec l'associée qui a dirigé le montage financier. Il a en revanche tenté de plaider qu'il n'avait aucun rapport avec les faits incriminés (1):
Mon travail à Goldman Sachs... euh Les ... Les ... euh Les contrats entre Goldman Sachs et le gouvernement grec ont été initiés avant que je ne prenne ma prise en fonction. Je l'ai dit, redit, et répété. Deuxièmement, je n'ai rien à voir avec [l]es transactions [mises en cause], ni avant [pendant?], ni après. 
Ce paragraphe ne fait que remâcher le premier communiqué, vague, sur lequel il lui est demandé de s'expliquer en lui laissant, pour le reste, carte blanche («Qu'avez vous à nous dire de plus...»).  Pourtant l'embarras est perceptible dans le bredouillement de la première phrase, et les tournures comme «dit, redit et répété» et «ni avant, ni après». Il enchaîne avec l'explication suivante:
Troisièmement, je pense que vos renseignements [«intelligence», en anglais, dans l'orginal] ne sont pas tout à fait ... renseignements, au sens de pertinence de vos informations, ne sont pas tout à fait corrects.
Je n'étais pas en charge de vendre de la camelote (1) aux gouvernements, mais au secteur privé, et bien que Goldman Sachs m'ai demandé de travailler avec le secteur public quand j'ai été recruté, je leur ai dit, franchement, que, puisque je venais du public, je n'avais ni intérêt, ni goût, ni le soucis d'y être associé. 
Deux sources, PC et Simon Johnson en 2010 concordent à faire valoir un communiqué officiel de la banque selon lequel ses responsabilités, étaient (2)
Promouvoir la clientèle des grandes entreprises européennes, des états, et des agences internationales, ainsi que participer aux négociations avec ces parties
Est inclut la clientèle des administrations, contrairement à sa version dont il faut comprendre la justification comme suit: «franchement», il n'avait «ni intérêt, ni goût, ni le soucis» de traiter en tête à tête avec les chefs d'états européens pour les avoir trop fréquenté. C'est une attitude étrange, nous y reviendrons plus bas. Le communiqué reflète nécessairement, pour qu'il soit officiel, ce qui a été conclu à l'issue du processus de recrutement, formalisé par un contrat de travail ou, au moins, une lettre d'embauche. Est-ce en relisant le contrat finalisé qu'il s'est rendu compte qu'il y avait méprise?

Admettons, par pure hypothése, que ses responsabilités étaient celles qu'il prétend, tout en prenant en compte ses précédentes fonctions : il a dirigé le ministère du trésor italien, et avant ça il était un directeur administratif à la Banque Mondiale. Premièrement, la nouvelle fonction qu'il dit avoir occupé, celle de vendeur auprès du secteur privé, et à la stricte l'exclusion du secteur public, s'accorde t'elle avec l'idée que l'on se fait, à ce niveau de responsabilité internationale, d'une progression (normale) de carrière? Deuxièmement, il semble évident que si une banque d'investissement recrute une pointure du public comme MD c'est pour consolider son réseau au sein des cercles du pouvoir. Cette banque s'en est fait une spécialité, certains diraient une sinistre réputation. On imagine difficilement qu'elle lui ait cousu un rôle épousant des désidératas étranges, qui auraient sérieusement bridé son potentiel...
 
(1) Stuff, en anglais, signifiant «service», dans ce cas. Le registre familier est curieux... (2) Helped the firm develop and execute business with major European corporations and with governments and government agencies worldwide.

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